L'intelligence artificiel est-elle un futur outil du manager ? Entretien avec John Rauscher

octobre 21, 2020

L’intelligence artificielle (IA) fait partie des sujets brûlants de notre époque. Les robots, les logiciels et les applications fascinent autant qu’ils effraient. Dans les PME, on se pose des questions : l’IA va-t-elle nous remplacer ? Quels postes vont disparaître ? Comment ne pas louper le coche ? Le travail va-t-il se déshumaniser ? Quels seront les impacts de l’IA sur les managers et leurs collaborateurs ? Peut-on manager avec l’intelligence artificielle ? Je vous propose aujourd’hui un article rédigé suite à mon interview de John Rauscher, entrepreneur et spécialiste de l’intelligence artificielle dans l’entreprise. John répond aux questions essentielles des managers d’aujourd’hui. Il nous montre que l’IA n’est pas notre ennemi, mais bel et bien un futur outil du manager. 

L’intelligence artificielle peut-elle remplacer les managers ? La réponse de John Rauscher

Qui est John Rauscher ?

John Rauscher est avant tout un entrepreneur. Il a co-fondé trois entreprises, dont l’une est devenue un leader dans le domaine de l’intelligence artificielle. Il se définit comme quelqu’un qui a de fortes convictions, mais pas de certitudes : « Vous n’êtes pas obligés de croire ce que je vous dis, mais en tous cas moi, je vous le dis avec du cœur et de l’expérience métier ». John Rauscher est aujourd’hui principalement conférencier et consultant dans le domaine de l’intelligence artificielle. Il a accompagné, et accompagne toujours, de nombreux clients dans la mise en place de solutions innovantes mais humaines avec l’IA, dans leurs entreprises. John a écrit La révolution des services 4.0, un livre pratique avec des exemples concrets sur l’usage de l’IA pour les PME. 

Ce que fait un manager

Ce qui nous intéresse chez Outils du Manager, ce sont deux des nombreuses fonctions de l’intelligence artificielle, à savoir ses fonctions de raisonnement et de traitement du langage. Eh oui, nous, managers, sommes des « knowledge workers ». Nous ne travaillons pas avec nos mains, mais avec nos cerveaux. Alors forcément, lorsque les machines commencent à raisonner et à communiquer, nous nous sentons menacés (et, admettons-le, un peu inquiets pour l’éthique de notre travail). 

La bonne nouvelle, c’est que John est hyper rassurant à ce sujet. Il sépare les tâches du manager en deux familles :

  • Les tâches dites de « back office », sur lesquelles nous n’avons pas de contrôle : la gestion de notre respiration, l’irrigation de nos organes, etc.
  • Les tâches dont nous avons le contrôle, et surtout la conscience :
    • raisonner : appliquer des règles sur des données ou sur un contexte ;
    • communiquer : « input » (lire, écouter, regarder…) et « output » (parler, écrire…).

Ce qui caractérise l’intelligence humaine n’est pas sa capacité à mémoriser des données et à les ressortir pour répondre aux questions, mais plutôt sa capacité à (se) poser des questions. Et c’est ce que fait un bon manager ! Il ne dit pas aux gens ce qu’il faut faire. Un bon manager pose des questions, il accompagne les gens à réfléchir, à raisonner, à trouver leurs solutions. Il les tire vers le haut. 

Ce que fait une intelligence artificielle

L’IA, elle, ne peut pas faire ça. Elle ne peut pas remplacer un humain sur toutes ses capacités de communication et de raisonnement. Grâce à l’auto-apprentissage (ou machine learning), elle peut par contre apprendre des règles et les appliquer dans un domaine. Elle est monodisciplinaire (nous reviendrons sur ce point très important dans la partie suivante). 

Aujourd’hui, grâce à loi de Miller, on sait que le cerveau humain ne peut prendre une décision rationnelle que si elle est basée sur un maximum de sept points de données. C’est le maximum de données que peut gérer notre mémoire courte. Au-delà, nous ne sommes plus efficaces. Plus on collecte de données (ce qui est le cas aujourd’hui, on collecte tout le temps des données), moins rationnelles sont les décisions que nous prenons. Et c’est sur ce point que l’intelligence artificielle peut nous aider dans notre management. 

L’intelligence artificielle, futur outil du manager ?

La prise de décision et l’IA

L’IA est monodisciplinaire

John Rauscher nous explique donc que l’IA est monodisciplinaire. Par exemple, l’algorithme qui sait faire du jeu de go ne sait faire que ça. L’humain, lui, est très peu monodisciplinaire, car il ne sait pas bien gérer les tâches répétitives. Si l’on vous demande de signer 500 chèques, il y a peu de chances que la signature du dernier ne ressemble à celle du premier, par exemple 😉 Par contre, notre cerveau est pluridisciplinaire. Vous pouvez avoir une grande culture générale sur un sujet particulier, connaître les règles d’un sport, avoir de grandes capacités d’empathie, savoir dessiner, et avoir une bonne mémoire – et tout ça en même temps, dans une seule et même personne. 

Une fois que l’on sait cela, il est beaucoup plus aisé de comprendre en quoi l’IA peut nous aider dans notre management, sans nous remplacer. L’idée est de lui confier la partie traitement de données : celle qui nous dépasse, mais qu’un algorithme sait parfaitement faire. À partir des résultats objectifs de cette première étape, notre rôle de manager est d’ajouter les trois éléments indispensables à une bonne prise de décision : 

  • le bon sens ;
  • l’empathie ;
  • la créativité. 

Notre bon sens s’étaye sur des situations rencontrées dans d’autres contextes, des « leçons » apprises au cours de notre vie. Un ordinateur est incapable de faire ça ! Notre empathie non plus ne nous sera jamais volée par une machine, et on comprend bien pourquoi. Enfin, la créativité. Faire preuve de créativité, ça n’est pas seulement créer un nouveau produit. C’est aussi notre capacité à gérer des imprévus, à sortir du chemin indiqué et à inventer la suite des évènements. Ça non plus, une machine n’en est pas capable. 

La différence entre choix et décision

L’intelligence artificielle devient donc vraiment un outil du manager, qui lui donne un brouillon pour une prise de décision rationnelle, mais un brouillon froid et « bête ». Ce qui reste au manager en matière de prise de décision, c’est la partie noble, complexe et courageuse de son travail. On tend donc plutôt vers une collaboration entre la machine et l’homme. Il reste au manager à gérer l’humain : sa connaissance de l’équipe, des dynamiques, des compatibilités et du contexte, sa compréhension de « Bidule et Chouette qui ne travaillent pas bien ensemble, d’Untel qui matche à fond avec Truc, de Machin qui n’est pas en forme en ce moment, et de Machine qui déborde de créativité sur tel sujet… ». 

Je n’ai pas pu m’empêcher de voir dans les explications de John un joli clin d’œil à ma rencontre avec Charles Pépin. On comprend d’autant mieux, avec l’IA, la nuance entre choix et décision. La machine fait un choix. De l’humain, on attend qu’il prenne une décision. Si vous souhaitez lire l’article, il est ici

La fin de l’expertise et l’ère du savoir-être : intelligences artificielle, relationnelle et émotionnelle

John Rauscher nous éclaire également sur une transition fascinante de notre ère, tant culturelle qu’économique. Selon lui, pour les années à venir, la valeur de l’homme ne sera plus dans le savoir et l’expertise, mais dans le savoir-être. 

De la révolution du savoir…

Revenons « quelques » années en arrière, dans les années 1450. C’est la fin du Moyen-Âge et de la guerre de Cent Ans. L’homme qui intéresse John s’appelle Johannes Gutenberg, et il participe à l’avènement de la plus longue période de croissance économique que l’Europe ait connu : la Renaissance. Car non, la Renaissance n’est pas qu’une révolution artistique. Et non, Gutenberg n’a pas inventé l’imprimerie (les Chinois l’avaient depuis environ 2000 ans). Grossièrement, au Moyen-Âge, le pouvoir revenait à celui qui avait le plus de terres. Ce qu’a fait Gutenberg, c’est qu’il a industrialisé le process de l’imprimerie, et donc rendu le livre… 2000 fois moins cher ! L’avantage, c’est qu’à l’époque, on n’écrivait qu’en latin. Le marché européen était donc énorme, puisque n’importe quel livre était lisible dans tous les pays. Ce moment, c’est donc le moment de la démocratisation du savoir, de la transmission de savoirs et de savoir-faire techniques, bref de l’industrialisation de l’expertise. C’est le moment où le savoir devient le pouvoir. 

À l’ère du savoir-être

La thèse de John, c’est qu’avec l’industrialisation de l’IA, avec son entrée dans les PME et dans la vie courante, nous allons entrer dans une ère nouvelle : celle du pouvoir du savoir-être. La machine peut stocker et utiliser tous nos savoirs et certains de nos savoir-faire, mais pas nos intelligences émotionnelle et relationnelle. L’IA, comme le livre depuis presque 600 ans, deviendrait ainsi l’un des outils du manager.

Bonne nouvelle pour ODM : l’important pour prospérer, ce sera donc les soft-skills ! Je dois dire que la réalité du terrain en entreprise donne tout à fait raison à John. Souvent, des nouveaux managers m’écrivent, paniqués par leurs premiers échecs. Ces managers ont connu des succès tout au long de leur précédente carrière, grâce à leur expertise dans leur domaine (c’est d’ailleurs souvent ce qui les a menés à leur nouveau poste). Devenus chefs d’équipe ou de service, ils essuient des refus, des problèmes de communication, des désaccords, des échecs « humains » qu’ils ne savent pas gérer, et se réfugient bien souvent dans leur safe place, l’expertise. Ça ne fonctionne évidemment pas… 

Comment introduire l’intelligence artificielle dans une PME ?

Les impacts de l’IA dans les PME

Ces apports théoriques sont passionnants, non ? Il est maintenant temps de rentrer dans le concret ! Quels seront les impacts à court-terme, pour nos entreprises ? Comment les managers et les chefs d’entreprise vont-ils faire de l’IA leur nouvel outil ? J’ai interrogé John Rauscher sur deux aspects : l’impact de l’intelligence artificielle selon le secteur et la taille de l’entreprise.

L’impact sur les différents secteurs

John explique qu’assez naturellement, le secteur de l’industrie a compris et continue de mieux comprendre l’intérêt de l’intelligence artificielle. La raison est simple : cela fait déjà un certain temps que les industriels ne peuvent plus se reposer uniquement sur la qualité de leur produit. La communication, l’aspect commercial, l’expérience client, le développement stratégique, etc. sont autant d’aspects qui ne peuvent plus être mis sous le tapis. Le secteur industriel a donc vécu l’impact de l’IA de manière complémentaire à ses problématiques, plutôt que dans l’opposition. Pour pouvoir investir du temps et de l’argent dans le développement des services autour du produit, ils ont travaillé à la « cobotisation » (collaboration homme-robot) de leurs process. Les secteurs du service commencent, à leur tour, à passer au-delà de l’opposition machine-homme pour vraiment bénéficier des apports positifs de l’IA.

L’impact selon la taille de l’entreprise

C’était une question importante pour moi. À quoi bon vendre du rêve si les PME ne peuvent pas bénéficier des impacts positifs de l’IA ? John en a fait son combat : l’intelligence artificielle n’est pas réservée aux géants de l’informatique. Google et compagnie l’ont utilisée très rapidement pour une raison simple : ils ont des tonnes de données ! Or, c’est sur cela que reposent le machine learning et le deep learning des intelligences artificielles. La majorité des PME n’ont pas des systèmes CRM (Customer Relationship Management, système de relations clients) très performants, car ils sont souvent peu ou mal remplis. Tant mieux, quelque part, car on n’attend pas d’un commercial qu’il soit passionné par les données. Mais les PME n’ont pas non plus forcément les moyens d’embaucher un data scientist. Selon John, ce qui est intéressant, c’est d’élargir l’IA à autre chose que le machine learning, en exploitant par exemple la piste des systèmes-experts (outils capables de reproduire les mécanismes cognitifs d’un expert, comme le pilote automatique des avions, par exemple), pour automatiser certains savoirs et savoir-faire de l’entreprise.

Deux exemples concrets de l’usage de l’intelligence artificielle dans une PME

Pour aller encore un peu plus loin dans le concret, voici deux exemples d’usage de l’IA dans des PME. 

Automatisation

Le premier concerne la marque alsacienne Schmidt, dont John Rauscher connaît bien le cas. C’est un cas hyper intéressant, puisque chez Schmidt, l’automatisation a entraîné de très nombreuses créations d’emplois ! Lorsqu’il y a quatorze ans, la petite-fille a repris la société de son grand-père, l’entreprise comptait 90 salariés. Anne Leitzgen présente ainsi le problème aux salariés : le prix d’achat du bois équivaut au prix des cuisines montées qui arrivent de Chine. Sa solution : automatiser, remplacer certains postes par des robots pour baisser les coûts de production. Pour éviter de licencier des salariés, elle les prévient donc qu’ils vont tous plus ou moins avoir à changer de boulot. Aujourd’hui, le réseau de distribution de Schmidt est énorme, et compte environ 1600 salariés. Avant, le marché du sur-mesure était tout petit, car peu de personnes avaient les moyens de s’offrir ce service. Grâce à l’automatisation, Schmidt a pu produire du sur-mesure très proche du prix de la grande série, faire évoluer et « upgrader » des postes, et créer de nombreux emplois. 

Gestion des stocks et des commandes

Le deuxième est un cas « hypothétique » mais bien réel, celui de l’une de mes entreprises, dans le domaine de la distribution. Le problème ? La gestion des commandes. Certains clients demandent à être livrés le jour-même, tandis que certains fournisseurs-fabricants mettent un mois à livrer. En plus, les rythmes de commandes diffèrent beaucoup : certains commandent toutes les semaines de petites quantités, d’autres passent d’énormes commandes tous les mois. Le nombre d’informations à gérer par mon approvisionneur est très important, et plus la société grossit, moins il parvient à retenir les listings, les habitudes des clients, etc. C’est là que l’IA a toute sa place. L’analyse des données pourrait être déléguée à l’intelligence artificielle, et mon collaborateur se concentrerait sur la partie négociation avec les fournisseurs. Exemple typique : l’IA le prévient « habituellement, tel client commande tous les vendredis à 10 h. Ça fait deux vendredis qu’il ne le fait pas, à mon avis, tu l’as perdu ». Mais ce n’est pas l’IA qui ira voir le client pour discuter avec lui ! Donc, l’intelligence artificielle le libère d’un stress, prend le relais sur le traitement d’une énorme masse de données, et mon collaborateur développe ses soft skills pour tout ce qui concerne la vraie valeur ajoutée que nous apportons au client. 

Introduire l’IA dans ma PME

Terminons sur l’aspect passage à l’action : je suis manager ou chef d’entreprise, comment je peux m’informer, me former, et introduire l’intelligence artificielle dans mon entreprise ? J’embauche un expert, je lis des livres, j’achète un logiciel ? Et puis, combien ça coûte ?

Les étapes

La première chose que conseille John Rauscher, c’est de se poser la question de ce que l’on peut déléguer à la machine, une fois la notion de monodisciplinarité bien comprise : « Y a-t-il des gens dans la boîte qui sont confrontés à des prises de décision nécessitant de traiter plus de 7 points de données simultanément ? Si oui, il faut aider ces personnes avec de l’IA ». 

Ensuite, John reconnaît qu’il y a un creux sur l’accès à l’IA pour les PME. Les informations concrètes et les quelques cours que l’on peut trouver concernent majoritairement la programmation. Or, ce n’est pas ce qui intéresse le manager. Naturellement, il nous dirige vers son livre, qui discute vraiment de la partie business plutôt que de la technologie, et qui s’adresse aux entreprises qui n’ont pas d’armées d’informaticiens ou de data scientists. Par ailleurs, il anime des conférences pour l’APM (Association pour le Progrès du Management), et travaille comme consultant pour proposer des plans d’action aux PME. Il travaille également à un projet potentiel de plateforme d’accès à la cobotique et à l’IA en entreprise, et est à la recherche d’associés pour la partie technique (à vos candidatures !). Pour le joindre, passez par sa page LinkedIn 😉 

Le prix

Et enfin, la question du prix… Vous imaginez bien qu’il est difficile de chiffrer sans projet précis. Selon John, pour l’exemple de mon approvisionneur dans la partie précédente, la mise en place d’un logiciel par un expert me coûterait environ 10 000 € pour la base, et entre 30 000 et 50 000 € pour une solution de belle qualité. Je ne sais pas si ça vous surprend autant que moi, mais l’IA ne m’a jamais parue si accessible !

Voilà, c’est terminé pour aujourd’hui. J’avais envie d’en apprendre plus sur les liens entre intelligence artificielle et management depuis très longtemps ! J’espère que tout cela vous aura fasciné autant que moi. Pour écouter le podcast de ma rencontre avec John Rauscher, c’est ici. Vous retrouverez aussi l’épisode sur votre application de podcast (cherchez Outils du Manager). Je suis vraiment très curieux à ce sujet, alors si vous avez envie d’en discuter, de raconter vos histoires ou tout simplement que nous nous questionnions ensemble, rendez-vous sur le forum !